12 – Burning man du bout du monde

A partir du moment où j’ai retiré Samuel de l’école, l’ambiance générale déjà hostile m’a paru devenir chaque jour plus lourde et plus affirmée de la part de beaucoup de parents. Les jardinières me fusillent du regard dès que je peux les croiser le long du chemin principal. Elles ne semblent pas se lasser de leurs attitudes. Une adjointe de mairie me nargue d’un oeil vif et provocateur, sa clope calée entre ses lèvres pincées. Sergio Leone l’aurait sûrement appréciée comme doublure de Lee Van Cleef. Un employé communal qui me saluait poliment jusqu’à présent me regarde fixement et avec défi, sans mot dire. La cuisinière monte chaque jour le volume sonore de son poste radio, qui m’empêche la concentration silencieuse et le calme dont j’ai besoin. Un matin une habitante d’un hameau voisin, d’une soixantaine d’années, s’offusque avec maladresse de mon tee-shirt, que j’ai mis par-dessus un pull. Sa réaction est tellement étrange que je l’interpelle illico pour lui demander ce qu’il ne va pas. Elle est un peu gênée mais après un temps de réflexion elle se lance et m’explique que je dégage une énergie malfaisante, le dessin de mon tee-shirt appelle aux forces du mal. Je ris spontanément en surjouant un peu. « Hey madame, vous n’avez pas fini d’imaginer des choses si vous voyez les gens en ville ! ». –« Mais justement c’est très grave ! vous ne vous rendez pas compte, c’est là le problème ! Bonne journée ! ». Là j’hésite, je ne sais plus quoi penser, elle semblait sérieuse mais ne me laisse pas une ouverture au dialogue. Ce tee-shirt en question représente simplement la cover de l’album « In utero », de Nirvana. Après-coup je percute que lors de mon emménagement, je portais un shirt d’Iron Maiden, qui semble avoir déplu à un habitant passant devant le camion. En repensant aux enfants de l’école, je n’en n’ai pas vu un seul avec une marque licence, et pour les parents, les vêtements en tissus ou laines sont plutôt abstraits ou uniformes. Y aurait-il une peur derrière des images figuratives précises, un rejet des marques, une manière figurée de boycotter le capitalisme ? Ou est-ce encore une provocation ? Se sont-ils fait passer les notes des DRH de France Telecom sur le « harcèlement démissionnaire » ? Mes questions n’obtiendront pas de réponse. Je ne peux pas déposer mon préavis de départ en mairie car la secrétaire est en stage pour quinze jours en Suisse. (Goethéanum ?) L’attente devient pesante, passant du burlesque au pathétique en très peu de temps. Je décide, pour combler l’attente, de prendre tout ceci comme un « voyage en terre inconnue chez les new-age ».

Un après-midi en remontant de ville, une conductrice et habitante du village roulant à vive allure se met volontairement au milieu de la route pour m’obliger à freiner, alors que je suis en montée avec Samuel à l’arrière. Face à la configuration de la route très étroite, j’aurai pu tomber dans le ravin si j’avais eu le mauvais réflexe de mettre un coup de volant, d’un côté comme de l’autre. C’est une peur froide et angoissante qui survient juste après avoir pu manoeuvrer en douceur pour la laisser passer, tandis qu’elle m’ignore avec un culot et une lenteur frôlant un cliché d’épouvante. Mes jambes tremblent et je dois m’arrêter pour retrouver mon calme, sans montrer d’inquiétude à Samuel qui n’a rien vu de l’action heureusement. J’aspire rapidement une cigarette en rêvant de plonger dans un lac d’eau glacée. J’hésite à aller voir cette femme dès que possible et la responsabiliser sur la dangerosité de sa conduite, tout en admettant que ma colère est si vive que j’aurai du mal à garder mon calme. Penser que j’aurai pu avoir un accident avec mon fils dans la voiture me tord le ventre. La seconde d’après je doute de mes réactions, en imaginant possible que je sois montée en pression et interprété une conduite simplement immature et cohérente avec cette femme qui est à l’ouest en permanence. Refuser que ça aurait pu être volontaire de sa part me permet de dédramatiser, et me dire que c’est juste une peur causée par une montée d’adrénaline. Mais le soir, au calme, je revois la scène, et son coup de volant volontaire pour prendre toute la place afin de me mettre en difficulté. A ce moment-là je me ferme comme je peux appuyer sur la touche « Echap » de mon clavier d’ordinateur. Et je ne répondrai pas aux appels inquiets de mon amie Hanna.

Le lendemain je me sens groggy, la tension nerveuse de la veille m’amène des courbatures au niveau de la nuque. Il me manque du lait pour une journée crêpes avec Samuel. Nous entamons une marche difficile au village parmi les regards malveillants. La spontanéité et la gaité de Samuel m’aident à focaliser sur ses attentes, même si j’ai l’impression d’avoir encore une fois transgressé un code dans leur « trompe-l’oeil » labellisé bio. Quelques curieux n’hésitent pas, dès qu’ils ont l’occasion de me croiser dans les ruelles, à me poser des questions directes sur mon départ prochain, questions auxquelles j’ai préféré opter pour une version propre et sans polémiques. « Une opportunité professionnelle à l’extérieur », en leur tournant poliment les talons, mais me sentant amorphe et dépitée à l’intérieur. Certains parents se sont refermés, et j’ai pu goûter régulièrement aux réactions passives agressives qui semblent normalisées dans le quotidien du village. Je me souviens d’un matin où je demande à Sandie, tandis qu’elle range des cagettes à l’épicerie, si elle n’a pas remarqué quelque chose d’étrange dans le système de l’école, avec des enfants livrés à eux-mêmes ou en peine ; elle s’est raidie en un éclair, et m’a répondu sèchement par la négative telle une lanceuse de couteaux sous amphétamines. En croisant une autre fois une maman de l’école, qui a scolarisé ses enfants depuis qu’elle s’est installée dans la vallée il y a deux ans, celle-ci vient vers moi et me glisse que j’ai bien fait de retirer Samuel de l’école. Je suis très surprise par sa franchise car jusqu’à présent elle me saluait à peine et évitait au maximum de me croiser. Je comprends qu’à ce moment-là elle est seule, sans vautours autour de nous, et « libre » de me parler franchement. Elle ne cherche pas à communiquer plus que pour me faire comprendre qu’elle ne peut pas m’en dire davantage, bien qu’elle retirera aussi ses enfants de l’école à la fin d’année scolaire. C’est très frustrant, mais je la sens inquiète et fatiguée. Elle clôt notre échange rapide d’un regard compatissant. Je comprends que son travail agricole dans la vallée l’oblige à faire patte-blanche avec les locaux ; c’est le cas aussi de parents qui ont été embauchés ponctuellement à l’école comme intervenants en langues étrangères ou en activités ludiques, de jeunes qui pourront gagner un dixième de salaire en aidant des éleveurs ou travailler de manière saisonnière pour un maraîcher local adhérant au cahier des charges biodynamique, jusqu’au bénévolat cher à leur système pour le culturel, une solidarité pour tout ce qui a trait aux services communs, aux échanges, ou à la décoration boisée des intérieurs… ces exemples me confirment un sentiment d’interdépendance qui lie les habitants les uns aux autres. Cette maman ne peut pas critiquer ou affronter ouvertement un système qui implique tout un village, dont certains habitants subviennent au bon fonctionnement de son entreprise. Le noyau dur est l’école. Elle est la pierre angulaire de tout un réseau qui gravite autour. C’est le « pass magique » qui séduit les jeunes familles, qui leur vendra une « pédagogie » pour les enfants, un mode de vie alternatif calé sur « le vivant »pour les parents, un « savoir-être » solidaire et écoresponsable dans une logique occulte globale, initiée par Rudolf Steiner. Dans ce constat il me devient très difficile d’accepter que la grande majorité des parents ont choisi et adhéré franchement à cette doctrine, qui influenceront leurs enfants malgré eux dans un mode de vie qui me parait radical et élitiste. Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle peut-être rapide et choquant, avec des « enfants soldats », à qui des adultes imposent des idéologies dramatiques et extrêmes. Mais cette réflexion se tisse au fur et à mesure que je lie les conversations, les évènements, les modes de vie, et leurs pensées copiées-collées sur les réseaux sociaux autour d’une même souche visant à abattre le capitalisme, les vaccins, la science moderne, les entreprises, les OGM, la 5G, le Linky, Bill Gates, et les « ennemis » de leur nouveau monde en préparation, c’est à dire tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs idées. Une rupture enclenchée depuis longtemps, avec des meneurs populaires qui semblent passer d’une aliénation à une autre en seulement quelques vidéos sur Youtube.

La “fête du printemps” organisée par les villageois se prépare avec hâte. Un chapiteau est monté au village voisin, et les bonnes âmes bénévoles s’activent à préparer les festivités. En prenant un flyer à l’épicerie, je manque de défaillir en voyant le groupe de musique de mon frère programmé pour une soirée concert. Je l’appelle aussitôt et il m’explique que c’est Olga qui les a contactés par hasard. Ils sont bien connus du paysage culturel régional et cela ne me surprend pas, leur swing manouche a du succès. C’est une sacrée coïncidence et je suis heureuse à l’idée de voir des visages familiers venir jusqu’ici. Lorsque j’ai prévenu spontanément quelques personnes du village que mon frère jouait dans le groupe, les visages se sont fermés, mais à ce stade ça n’en devient plus surprenant. Des personnes qui ne me parlaient pas jusqu’alors viennent chercher confirmation. -”Ah mais c’est ton frère qui joue ce soir ?” -”Mais tu es originaire du département ?” -”Tu as de la famille par ici ?”. Ca peut paraître étonnant car beaucoup sont en rupture familiale, et changent radicalement de vie en arrivant ici, jusqu’à changer leurs prénoms. Ils ne se rendent peut-être pas compte que leur idéal ne fait qu’exclure et isoler davantage. Le printemps est à la pluie, et les bottes sont de sortie. Le champ d’un agriculteur sert de parking pour l’occasion, mais dans la précipitation je me trompe de parcelle, et me gare côté « staff ». A peine le temps de libérer Samuel de son siège auto que surgit le compagnon d’Olga, très énervé, et qui se colle à deux doigts de ma figure. « C’est pas ici qu’il faut se garer ! c’est là-bas ! t’as compris où faut qu’j’m’énerve ?! ». Sa réaction est disproportionnée, il dégage une telle violence que j’en bredouille des mots aussi calmement que possible. « Heu c’est bon là, j’ai pas fait attention, c’est tout ». Il me tourne le dos, semblant satisfait de son autorité. Je le vomis en pensant à mon fils qui me serre fort la main, pour lequel il n’a pas cherché à concilier, ni même prêter un regard à sa présence. Je respire un grand coup, sachant que dans quelques minutes la présence de mon frère et ses amis redonneront un peu d’humanité à cette aliénation collective.

Face à nous, dans l’autre champ, une immense figurine assemblée de palettes et de paille domine le lieu en attendant d’être brûlée. Ca pourrait ressembler au festival “burning man”, en plus petit, et plus rustique. J’ai découvert il y a quelques années cette tendance dans un épisode de Malcolm (saison 7, épisode 1). Tout le village est présent, ainsi que beaucoup de gens de la vallée. Cette année les villageois essaient d’ouvrir leur espace avec les voisins, et ont accepté de sortir de leur aquarium éthérique. Mais malgré cela les clans sont féroces, et les autres habitants ne se sentent pas à l’aise, ou ne restent pas longtemps. Le groupe de mon frère arrive enfin, parés de leurs beaux vêtements de scène, de leurs instruments accordés et luisants, et à la demande d’Olga ils commencent par jouer dehors, devant un grand feu de joie rassemblant tous les autochtones. Je reste un peu en retrait, prenant quelques photos souvenirs, tout en surveillant Samuel qui joue avec les autres enfants.  Une farandole géante commence, et je peux apercevoir les visages changer, on dirait de grands enfants qui se laissent aller à des déambulations soudaines. Tout le monde joue le jeu. Arrive Raymond, l’éditeur patibulaire, et c’est un changement radical que de le voir sauter dans tous les sens comme un ado surexcité. Cette vue d’ensemble sur ces habitants me fait penser à “L’île des enfants perdus”. A cet instant je suis triste pour eux, il se dégage une ambiance étrange, limite tragique et inversée. Comme un tour de l’autre côté du miroir. Le temps d’une caricature qui me fait sourire, je les imagine s’activer et se trémousser de la même manière mais au rythme des « sardines » d’un animateur tv. Et puis je me sens vraiment serrée dans cette ambiance, encore une fois factice. Après quelques notes endiablées, l’homme de paille brûle enfin, acclamé par la foule, et réchauffe les mains qui commencent à se refroidir ; puis chacun rentre au chapiteau, où la vraie fête va commencer. Buffets, boissons, je reconnais d’ailleurs Thiémoko qui n’a pas l’air à l’aise derrière le grill qui envoie des beignets végétariens à la minute ; il y a aussi une ludothèque pour les enfants, et entres autres un concours d’épouvantails lancé à travers les vallées voisines. Le grand gagnant est un mécène du village, qui a crée pour l’occasion un personnage effrayant. On dirait un “golem”, composé de paille fourrée dans un jean lui marquant des cuisses épaisses et accrochées à des godasses militaires, avec un polo et une chemise bleu ciel qui l’humanise de manière étrange, tel un jeune adolescent. Ses bras sont prêts pour nous enlacer, ou attraper un enfant. Son visage est une grosse galette mélangée de farine et de graines dont le but est qu’il se fasse picorer lentement par les oiseaux. Un épouvantail nourricier en quelques sortes. Ses yeux ressemblent à des pruneaux noirs pourrissant et mal ajustés. La morphologie est si proportionnée que ça en est inquiétant. On pourrait penser à une création de Norman Bates. Les autres épouvantails étaient pourtant plus ludiques ou poétiques, et bien mieux réussis. Je ne comprends pas. Samuel me confirme mon impression d’une vérité absolue, parole d’enfant : “bah ! il est pas beau lui !”. Les musiciens reprennent de plus belle, et Françoise arrive vers moi, ayant entendu que je suis “la sœur de”. De manière hypocrite elle met sa main sur mon épaule pour tenter de nous trémousser en rythme. La froideur épidermique que je dégage à cet instant l’a fait s’en aller aussitôt. Ma rancœur se ravive. Je m’engage vers les loges saluer la troupe et discuter quelques minutes avec mon frère, et il me confie : -”Dit donc, elles sont un peu étranges Olga et Azalée, limite chelou, on leur parlait, vu que c’est elles qui nous ont accueilli, mais elles nous fixaient dans les yeux sans enchaîner les conversations, rien, c’était assez flippant ! Y’a un type aussi, je crois que c’est le mec d’Olga, il nous a sorti un baratin hallucinant pour nous faire comprendre qu’on a de la chance d’être ici, mais ils vivent sur quelle planète ?! Et t’as vu l’épouvantail qui a gagné le concours ? il est ultra flippant !”. A quelque part je suis contente qu’il ait aussi remarqué, et ça fait du bien de rire un peu, ça m’enlève le doute de nourrir parfois de la paranoïa, mais après quelques sourires mon frère sent que quelque chose ne va pas. Il n’est pas question d’entamer des conversations difficiles alors qu’ils sont en concert, et lui propose au calme de nous recroiser un de ces jours en ville. Je n’ai pas le coeur à rester à la fête. Je salue la troupe et pars avec Samuel au village en raccompagnant César, un artisan qui n’est pas véhiculé, et le lendemain je suis surprise d’apprendre par le biais de Sandie que des villageoises n’ont pas apprécié que je rende service. César est fraîchement séparé, et dans leurs cercles de femmes, ça ne se fait pas de rendre service à un homme, dont l’ex-compagne est soutenue par d’autres femmes du village.

En rentrant de promenade, et comptant les jours qui précisent mon départ, je croise Thiémoko qui se dépêche vers moi. -”Ah ! Marianne ! Est-ce que je peux venir te voir ce soir ?”. Il n’a pas l’air bien. Regardant autour de nous si personne ne traîne ses oreilles, il me glisse avec inquiétude : “Je ne peux pas te dire comme ça, s’il te plait, c’est important.” Il continue de regarder partout, comme s’il se sentait lui aussi épié, et évidemment j’accepte. Le soir, une fois Samuel couché, nous prenons place à la cuisine. -”Ecoute, je suis venu te dire aurevoir, je quitte le village demain matin, mais personne ne doit être au courant !”. Je suis largement surprise, et à la fois soulagée. -”Mais pourquoi, tu as des problèmes ?”. -”Je ne peux pas rester ici, ils sont trop fous ! je n’arrive pas à avoir de papiers, ma mère me manque, à la colocation ils l’ont contactée dans mon dos sur Skype, ils lui racontent des choses, elle s’inquiète…” -”Mais pourquoi ils la contactent ? Et où est-ce que tu vas aller sans papiers ?”. -”C’est compliqué, ils font des histoires pour rien, ils racontent des choses fausses et ils sont trop sur moi à me surveiller, je fais croire que je pars en vacances dans le sud chez des amis, pour quinze jours, je vais essayer de passer en Espagne. Mais ils vont faire des histoires au village, ne dis pas que tu étais au courant sinon ils vont se méfier…”. Ma gorge se sert en pensant au sort qu‘il lui est réservé s’il se fait attraper par les douanes. J’essaie d’en savoir un peu plus sur sa vie au village depuis trois ans. “Ils me prennent la moitié de l’argent que les gens me donnent à prix libre pour les repas, pour payer ma chambre en collocation”. -”Quoi ?! Mais je pensais que l’argent qu’on te donnait était pour toi ? C’est pour ça que j’ai donné dix euros pour ton assiette de moussaka l’autre jour, je pensais que ça irait dans ta poche !”. -”Non, c’est Gérard qui contrôle l’argent, je dois payer le loyer, la nourriture, les frais de collocation.” -”Mais vu que tu n’as pas droit à un contrat de travail, droit à rien, ils peuvent quand même t’offrir un minimum non ? Il y a des aides pour les réfugiés normalement avec les associations ?… Françoise est propriétaire de plein d’appartements, elle pourrait faire un geste solidaire ?”. -”Non, non, ça ne marche pas comme ça ici, ils font des histoires.” Thiémoko semble à bout de souffle. -”Mais tu ne devais pas être employé aux cuisines cet été ?” -”Si, mais la cuisinière s’y est opposée, elle trouve que je cuisine trop gras, ça ne plait pas aux végétariens, pourtant je fais aussi des plats sans viande…”. A ce moment-là je me souviens d’une réflexion incroyable de Marjorie à deux villageois, alors que je montais à l’atelier d’écriture ; elle jugeait Thiémoko trop gros, sa cuisine trop grasse. Voyant mon dégoût difficilement dissimulable, peu de jours plus tard elle me reprochait le fil de violence liant Samuel à Alvin, mais ce n’est peut-être qu’un simple hasard. Thiémoko ne dit plus rien, je le sens inquiet, dès demain il va entamer son périple. Je suis choquée en repensant au mail de Gérard, un pilier associatif qui envoie des demandes régulières à toute la vallée pour une participation mensuelle de cinq euros par personne pour aider Thiémoko. Soit 60 euros par an et par foyer, dont la moitié va, à ce que j’en comprends, dans les poches de l’association pour régler ses factures de locataire. C’est eux qui gèrent son argent. Mon sang bouillonne. Ils s’improvisent tuteurs, hors de tout cadre légal. Je lui fais part de mon départ imminent pour la ville. Il s’en réjouit, et nous arrivons à nous laisser aller à des impressions étranges avec les villageois. Il ne se fie qu’à une autre éleveuse de la vallée, qui a marqué ses distances très nettement avec eux. Cependant il a du mal à me dire clairement les choses, mais je comprends que le stress de son passage en Espagne doit le maintenir dans un état de survie assez difficile, et sa nuit va être longue. -”Tu verras Marianne, dès qu’ils auront compris que je ne reviendrais pas, ils vont s’énerver. Je n’emmène rien sauf un livre ou deux, j’ai laissé exprès du gros bordel dans ma chambre, ils vont péter les plombs !”. Je souris en imaginant sa nouvelle vie plus sereine qui s’annonce loin des fous. Heureusement qu’il a des amis à l’extérieur. Les quinze jours qui arrivent se mêlent d’impatience et d’espoir, où je guette le mail qui me confortera.

Trois semaines sans nouvelles. Je m’inquiète car il ne répond pas aux mails. Mais deux heures après lui avoir renouvelé un message, il me répond, et une joie éclate à l’annonce de son passage pour sa nouvelle terre promise. Je lui explique qu’il avait raison, Gérard a envoyé un mail agressif à toute la vallée pour faire part de son départ improvisé. Il a demandé aux villageois potentiellement abusés par Thiémoko de dénoncer des dettes en attente. Ca m’a fait bondir de mon siège. A sa demande, j’envoie en copie le mail, et à son tour il bondit. -”Ils mentent ! Je n’ai pas autant de dettes, j’ai laissé une ardoise de 300 euros au biocoop, et 50 euros de loyer en attente !” L’association lui réclamait 2000 euros, dont des frais médicaux. Il est choqué par la demande ouverte de délation. Qui oserait, connaissant sa situation, lui réclamer ne serait-ce que 5 euros ? Il semble que certains villageois aient aussi été secoués par son départ. L’accoutumance aux autres et l’hyper-sensibilité de la plupart des gens sur place a marqué l’ambiance silencieuse qui y règne d’une impression encore plus étrange. Le village semble vide, sauf aux heures d’ouverture de l’épicerie. Des fantômes viennent faire leurs courses, et repartent entre les murs. Les membres de l’association font comme si de rien n’était, nettoient sa chambre et mettent en annonce une chambre à louer. Sitôt parti, sitôt remplacé. Les votes aux européennes ont réussi à franchir la vallée, et des panneaux sont installés devant la mairie. Je me suis offert une petite transgression sympathique en imprimant en taille réelle le visage de Thiémoko d’après sa photo de profil facebook, et l’ai collé une nuit à la place des visages politiques. J’ai apprécié le sourire des enfants sur le chemin de l’école, malgré l’agressivité que mon geste a suscité auprès des villageois les plus réticents. C’était une manière de saluer sa sympathie et le laisser encore un peu parmi nous, comme un devoir de mémoire. 

L’organisation de mon déménagement prend forme. Plus que quinze jours à attendre. C’est un mélange de stress et de soulagement. Mes relations avec le père de Samuel s’améliorent, et je suis sereine pour lui laisser un week-end avec le soutien des grand parents. Assise à la terrasse d’un café en ville, je reconnais un couple d’amis de lycée, et nous discutons joyeusement. Dès lors que je leur explique mon ratage de vie au village, ils se ferment aussitôt. -”Mais tu ne savais pas qu’ils sont barrés là-haut ? Il y a des choses graves qui se sont passées… Y’a déjà eu des maisons brûlées, des rumeurs sur les enfants, et ce ne sont pas des tendres ! Mon cousin a pris un jour un jeune en stop, qui arrivait de Belgique, il le prévient de faire gaffe là-haut, et le jeune lui répond que ce n’est pas si grave, il a juste eu quelques attouchements sans gravité d’un vieux sur lui, il revenait quand même faire un stage de bien-être avec le type en question ! Et un menuisier du coin s’est fait menacer, la cliente a refusé de le payer après qu’il ait fini les travaux, elle a appelé des gens du village qui sont venus l’intimider, ils étaient à deux doigts de le pousser dans les escaliers, il a eu très peur !”. C’est glaçant, car à la description de la mauvaise payeuse, je peux imaginer de qui il s’agit. Voyant mon inquiétude ressurgir, ils me proposent de m’aider à déménager, en me laissant le numéro de deux costauds insensibles aux intimidations, et très professionnels. Un soulagement immense m’envahit, sachant que Samuel sera chez son père tandis que je règlerai mon départ de manière rapide et efficace.  

Publié par mariannedubois

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