1- Au commencement, il y a Internet

Les cris des voisins raisonnent jusque dans l’appartement. Un bébé pleure et semble inconsolable. Ses parents n’ont pas le temps de le rassurer car ils sont en pleine dispute, à deux doigts d’une énième violence conjugale. Le chien du bâtiment d’en face manifeste son mécontentement. Les casseroles s’activent dans les éviers, les plomberies tonnent et semblent annoncer l’heure de la grande crise quotidienne entre voisins exténués. Plus personne ne se supporte dans la résidence. Mon voisin du dessous ne supporte plus d’enchaîner des boulots qu’il n’a pas choisis, mais qui lui paient juste de quoi éviter le découvert à chaque fin de mois. Actuellement il travaille aux abattoirs. Alors il se défoule contre ses portes de placard. J’imagine ma voisine âgée et paranoïaque du premier étage vérifier que son chat mort récemment est toujours bien emballé dans le freezer de son frigo, elle me confia l’autre jour qu’elle ne savait pas si elle pouvait l’enterrer en bas de la résidence, où être obligée de l’incinérer. Elle déambule à heure fixe et traîne sa fatigue nerveuse le long des bruits récurrents de ce vieil immeuble construit en urgence dans les années 70. Les murs mal isolés tremblent et font grincer des dents. Chacun réagit à sa manière. Coups de pied dans les portes, claquement des persiennes, cris ou réflexions fortes, augmentation du volume des télévisions, des godasses qui traînent sur les planchers, les ados énervés qui font tourner leurs scooters à vide sur le parking, ou tapent dans les canettes de bière laissées à l’abandon au pied des poubelles. Carte postale d’un condensé bruyant sous fond d’un magnifique couché de soleil donnant sur la vallée. Il est bientôt l’heure de coucher Samuel. Chaque soir j’angoisse d’une nouvelle crise de voisinage qui anéantira mes chances de coucher sereinement mon enfant. Calme et douceur sont des mots qui manquent cruellement à cet environnement. J’ai hâte d’activer mon projet de vie loin de cet enfer, et envoyer enfin mon préavis de départ aux offices douteux de l’habitat.  

Mes recherches immobilières prennent forme grâce au réseau. Je sais que d’ici peu je trouverai un endroit beaucoup plus calme correspondant à mon tempérament rustique et à mon autonomie professionnelle. Oublier les colères froides d’Alexandre, le père de Samuel, oublier les réflexions ou les inquiétudes de ma famille sur mes choix de vie artistiques, à me rappeler l’échec de ma vie personnelle, résumé à n’être qu’une femme seule ayant la garde exclusive de son enfant, sans un travail fixe de commodité. Le choix de renoncer à un poste confortable en grande ville avant mon retour dans le berceau natal m’a lourdement discrédité auprès d’eux. Les temps sont durs pour les artistes. L’outil internet m’aide à coordonner mes recherches efficacement. D’un point de vue géographique je peux m’établir jusqu’à une heure trente du domicile d’Alexandre, pour son droit de visite mis en place par le juge des affaires familiales. Rester dans le département facilitera une conciliation entre nous. Le but est de trouver en priorité un village avec une école sur place, afin de m’éviter des déplacements quotidiens sur les routes, et la possibilité d’un logement communal. En travaillant à domicile, les trajets serviront principalement pour les besoins alimentaires ou médicaux.  

Après des nuits de recherche, l’ami google me propose un village offrant une école dite alternative dans une vallée voisine, une égale distance parfaite pour nos deux familles. En creusant sur le site de la mairie, je découvre un écovillage attrayant pour les néoruraux et les passionnés de nature. Le village a son épicerie bio, une bibliothèque, mais surtout une école soutenue par l’éducation nationale, de pédagogie “Montessori, Freinet, Steiner”. Connaissant de bouche à oreille les deux premières, dont certains outils pédagogiques sont récupérés dans des MAM, crèches, écoles, ou ces méthodes vendues en pack dans les supermarchés, je ne m’attarde pas sur Steiner et met l’onglet en « note pour plus tard”. Première erreur.  

En naviguant sur les rubriques locales et culturelles, je m’aperçois que la population semble jeune et dynamique, une vie associative et d’initiatives est bien présente, dans l’idée de soutenir la vallée et ses habitants face aux désertifications catastrophiques qui touchent de plus en plus de villages français, et avec une éthique locale, nature et humaniste. Serait-ce un village d’irréductibles optimistes ? Les artisans, musiciens ou associations installés sur place me confortent dans cette idée. D’après ce que je lis, l’alternative résulte dans d’autres moyens de gérer le fonctionnement d’épuration, d’électricité, de chauffage, de compostage, et des citoyens discutant d’autres manières d’être et de faire, dans une démarche globale. Les maraîchers ou producteurs locaux sont bien présents, et mon projet de valoriser la laine des éleveurs va peut-être pouvoir prendre forme là-bas, en plus de mon travail de peinture. Je décèle des activités à mon goût un peu pompantes, tels de la voyance ou des soins énergétiques, mais ces commerces poussent comme des champignons un peu partout. Je prépare un courrier pour la mairie afin de solliciter une première entrevue sur place. En parallèle je contacte l’école qui me propose un rendez-vous dans ses locaux la semaine d’après. La nuit sera douce, avec l’espoir d’un mieux pour couverture.

L’impatience est palpable. Mon dossier est prêt, Samuel est gardé par des amis de confiance qui me prêtent leur voiture, et mon plan de route est relu trois fois pour être sûre de ne pas me tromper ou arriver en retard à la sortie de l’école. Au bout d’une demi-heure de route le paysage commence à changer. Le mois de juin est propice pour apprécier la flore s’émanciper le long des chemins. La route est taillée dans la roche, laissant des traînées de cailloux plus ou moins gros sur le bitume. Le personnel de l’équipement a de quoi faire. Quelques jolies maisons entre les hameaux se dessinent paisiblement, la vie semble revenir. J’imagine un voisinage serein, prolifique à la vue des bergeries et chèvreries refaites à neuf, loin de la promiscuité ou de la pression urbaine. Me voilà en haut d’une colline qui m’offre une vue soudaine et dégagée sur le village en face. Il est là, le précieux. Une vue panoramique dans le cliché facile d’un “écrin de nature” au cœur d’une vallée riche d’un écosystème labéllisé. En premier lieu j’apprécie les habitats boisés et écologiques, peuplés de panneaux solaires et de serres maraîchères au pied des maisons. Puis des yourtes se dessinent agréablement de ci-de là entre les terrains agricoles ; rien à voir avec les yourtes sédentarisées et implantées aux pieds d’immeubles vétustes, et servant de sous locations de nécessité aux populations en crise de Mongolie. Ici on sent le choix d’un mode de vie différent. Pas un déchet ou un bout de ferraille ne traîne dans les champs ou sur les bas-côtés. Le paysage semble entretenu et respecté par ceux qui l’habitent. Je suis tout de suite séduite par le cadre champêtre et les arbres centenaires qui bordent les chemins. Ca sent la forêt. Un toboggan d’une dimension de fête foraine vient contraster les paysages de verdure et marquer le bâtiment de l’école. Sa cour est un pré dont les limites sont des rangées d’osier. Les structures de jeux sont en bois naturel, tout semble respirer sans se contrarier. Autour de l’école les champs sont peuplés de quelques moutons ou de chevaux élégants, calmes et contemplatifs. Au-dessus du bâtiment je peux apercevoir le début du village, architecture typique des maisons d’autrefois, avec des menuiseries récentes et des murs forts et bien isolés. Face à cette première vue d’ensemble, je ne peux m’empêcher de sourire d’un cliché vintage aux couleurs des joues pimpantes de Laura Ingalls courant dans le pré, toutes tresses au vent. Le générique arrive dans ma tête et je me pince pour m’enlever cette pensée naïve avant l’entretien qui décidera en partie de mon nouveau choix de vie.

Au loin j’aperçois des parents se hâter avec leurs enfants. Je m’engage alors au portail qui mène à la salle de classe, et je suis reçue dans la foulée par la directrice de la micro-crèche, Azalée. Tout sourire, elle se tient droite et enthousiaste. Sa tenue est fraîche et folk, des rubans turquoise noués dans ses cheveux roux amènent une touche ludique à son ensemble semblant fait maison, coloré de velours et de tissus fleuris. En rentrant dans la salle de classe je suis tout de suite prise par une odeur d’huile essentielle boisée et un peu forte, pour laquelle mon nez a besoin d’un petit temps d’adaptation. Azalée m’invite à m’assoir autour d’une grande table en chêne qui me met tout de suite dans l’ambiance de l’école, et dont les murs sont égayés de couleurs pastels. Derrière elle se tient une sorte d’autel avec des fleurs, des feuilles, de ce que l’on peut trouver dans la nature en cette période, des bougies, ainsi que des petites figurines en feutre. On dirait des lutins mais ils n’ont pas d’expression, pas de visage, était-ce une activité à thème avec les enfants ? le tout est disposé sur des draps de soie d’un jaune chatoyant. Chaque pièce est compartimentée, il y a à ma gauche un coin lecture avec des matelas au sol, en face un espace musique avec des instruments rangés soigneusement dans des caisses en bois, un coin jeux avec des pièces tout aussi en bois pour les constructions, un espace coloriage avec des feuilles de papier recyclé et des crayons de cire. Chaque chose à sa place. Un petit coin “dinette” avec des dentelles et des chaises où j’imagine les enfants simuler l’heure du thé me paraît très kitch, mais sûrement mignon pour des tout petits, à la manière de faire comme les grands. “Hey Marcel, je t’offre un verre ?”. Au fond de la pièce centrale un coin cuisine avec un four et un placard de rangement pour la vaisselle. Une théière et des petits ramequins en grès semblent attendre l’heure tendre du goûter. Je devine au loin les sanitaires et une pièce fermée pour la sieste. Il y a des casiers pour les affaires de chaque enfant, et un coin à l’entrée de la classe est appelé “maison aux chaussures”, terme familier que j’emploie aussi chez moi. Rien à voir avec l’ambiance générale de la garderie de ma vallée, où les locaux, trop petits, marquent des limites plus contraignantes, avec du personnel exténué par le nombre saturé d’enfants. Après ces quelques secondes d’observation, Azalée commence les présentations et m’explique le fonctionnement de l’école. Les enfants sont les bienvenus à temps plein, les repas bio végétariens se font à l’école sur le principe de privilégier les connivences et la fraternité entre chacun. A ce moment-là je comprends que je vais devoir compenser en protéines animales les repas de Samuel, et le terme de « fraternité » ne m’a pas fait écho sur le moment. Les sorties autour du village sont régulières et en fonction de la météo. Chaque parent est invité le matin à participer aux chants collectifs et d’éveil, afin de gérer la séparation en douceur, pour une durée de vingt minutes. Si retard il y a, les parents sont priés d’attendre dehors que les chants soient terminés avant de laisser leurs enfants aux jardinières. Je ne connaissais pas ce terme qui me fait sourire. Fonctionnant en association, l’école demande un engagement des parents pour ce qu’ils appellent des écolages, soit proposer de manière bénévole du temps de travail pour la communauté enseignante, qui pourra être déduit du prix de scolarité ; une participation est nécessaire pour les kermesses en cuisinant des gâteaux ou en confectionnant des breloques, ou vente de produits artisanaux, ainsi qu’un roulement entre les parents pour le ménage des locaux. La première proposition me déplait. Donner de mon temps alors que j’en manque déjà énormément pour mon travail me contrarie un peu, mais je me dis que ça peut se négocier. Une fois ses explications terminées, Azalée me demande le pourquoi de ma venue au village, et quels sont mes rapports avec mon fils Samuel, et ses traits de caractère. Sur le coup je ne comprends pas trop, mais face à son insistance déployée avec tact, d’un point de vue pédagogique elle a sans doute besoin de connaître le contexte de chaque enfant pour l’adapter au mieux à la structure. Alors que j’enchaîne sur mes projets, les difficultés de communication et les problèmes de mon ex-conjoint qui génèrent des tensions chroniques, et la sentant enthousiaste tout en griffonnant sur son carnet quelques notes, elle semble tout à coup se fermer lorsque je lui parle de mon souhait d’habiter sur place. Elle me suggère vivement de chercher aussi dans le premier village d’à côté, me faisant comprendre qu’une crise de logement est fréquente, tant sur l’achat que sur une location. Les places semblent chères. Un doute m’assaille mais je reste optimiste pour le prochain rendez-vous en mairie. Les inscriptions sont moins contraignantes qu’en ville, il n’y a pas de date limite, les nouveaux élèves peuvent s’adapter en cours de route, ce qui m’enlève un stress énorme. L’école étant soutenue par l’éducation nationale et la caisse d’allocations familiales, le coût de scolarité varie en fonction des revenus des familles, ce qui me reviendrait tout de même à 70 euros par mois, hors frais de cantine, qui se comptent à 23 euros. Une cuisinière a été embauchée récemment, ce qui enlève l’obligation pour les parents de préparer en rotation les repas des enfants. Azalée me propose de nous revoir une fois ma rencontre en mairie effectuée. Pressée par le temps qui file à toute allure, je me dépêche de rentrer récupérer Samuel qui doit se languir. Trente kilomètres de courbes rallongent le temps de trajet. Malgré ce premier entretien, je regrette après-coup de ne pas avoir eu le temps de visiter le village, et rencontrer les autochtones. Deuxième erreur.   

Une fois rentrée dans mon perchoir, je me sens plus légère et moins sensible aux agressivités de voisinage, j’ai l’impression d’être déjà à moitié partie. Samuel est tout sourires et je commence à lui tisser une histoire autour d’un nouvel endroit où pourrait vivre le magicien des oiseaux, avec ses amis de la forêt. Une sensibilisation en douceur face à un choix qui va nécessiter, dans le cas d’une possibilité, un budget et une organisation rigoureuse.  

Publié par mariannedubois

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